INTERVIEW - A la ferme de Moyembrie, les détenus "réapprennent à vivre"

ENTRETIEN : VALENTINE VAN VYVE Publié le jeudi 27 juillet 2017

La ferme française de Moyembrie, dans l’Aisne, accueille depuis le milieu des années 1990 des personnes détenues. L'idée est née dans la tête de Jacques Pluvinage, ancien ingénieur agronome, au hasard de la réalité du quotidien : il héberge à la ferme un ami, ancien détenu. Le travail en collaboration se structurera en association pour devenir une institution dans le paysage carcéral français, désormais membre du mouvement Emmaüs France.

Travail agricole le matin, recherche d'emploi, de logement, maintien des liens familiaux l'après-midi, les quelques mois en fin de peine passés à la ferme avant de retrouver la liberté sont vus par ceux qui y vivent comme un "sas"; ils y "réapprennent" ce qui a été "désappris" entre les murs de la prison : la prise d'initiative, de responsabilité, la confiance. "Cet entre-deux les aide à se réadapter à la vie extérieure", entame Samuel Gautier. Un véritable "accompagnement vers la liberté", ose celui qui y a oeuvré bénévolement pendant deux années.

Le film qu'il réalise, avec Nicolas Ferran, militant comme lui pour un moindre recours à l’incarcération et pour l'instauration d'alternatives à la prison, en dénonce les effets néfastes à travers les portraits et les mots de ces personnes à qui les réalisateurs donnent la parole. Ils signent avec "A l'air libre" leur premier documentaire, pensé et construit avec les résidents de cette ferme de la campagne picarde.

Vous parlez davantage de "reconstruction" que de "réinsertion"...

Quand on a fait le film, sans être documentaristes, on avait envie de partir de ce que les gars avaient à dire : on a fait des entretiens et construit le film avec les résidents. Notre but était de donner la parole à ces gens qui vivent et font vivre ce lieu. On pensait entendre beaucoup dans la bouche des anciens détenus le mot "réinsertion". Or, ils choisissaient de parler de "réadaptation". La réinsertion, ils la considèrent comme une étape ultérieure dont ils sont entièrement responsables. La ferme tente de leur en donner les clés...

La structure est particulièrement adaptée à des gens qui ont été en détention pendant longtemps, avec l'idée d'intervenir comme une première étape vers la liberté (que ce soit la libération conditionnelle ou la surveillance électronique par exemple), dans un cadre confortable et encadré. Le projet s'adresse à des détenus qui ont le désir de se projeter vers un futur qui dépasse celui de la prison, de rebondir. Les quelques mois qu'ils passent à la ferme sont un sas entre la prison et la liberté totale.

Le travail joue-t-il un rôle centrale dans ce cheminement ?

Le travail est une des valeurs fondamentales à la ferme de Moyembrie. Il est utile. Ce n'est pas comme en prison où il est sous-payé et peu valorisant. Le travail à la ferme, c'est du travail agricole, en agriculture biologique. Les résidents, personnes placées sous main de Justice que j'appelle plus volontiers les "gars", produisent de la nourriture, ce n'est pas rien ! Les recettes issues de la production (vente de légumes et de fromages) représentent 30% du budget total de la structure : c'est aussi un élément valorisant. (NdlR : deux dispositifs de financement se superposent : les chantiers d'insertion, ciblent les gens très éloignés du marché de l'emploi et permet qu'une partie du salaire soit payée par l'Etat ; un prix de journée est versé par l'administration pénitentiaire tant que la peine n'est pas terminée. Le projet bénéficie par ailleurs d'aides au logement).

Quelle est l'importance de l'agriculture dans un tel projet ?

On pourrait envisager le même concept autour d'autres activités... sauf que l'agriculture est un super vecteur de réadaptation : elle permet de prendre soin, de réapprendre la patience, de sentir son corps, de reprendre confiance en soi,... pour ensuite se réinsérer. Grâce à la vente directe, il y a un contact entre les gars et les consommateurs. Les résidents sont extrêmement fiers de ce qu'ils font et c'est là un des grands atouts de l'agriculture. Les gens pour qui la ferme produit en soutiennent, aussi, le projet social.

Le projet est multiple : travail, accompagnement socio-professionnel et logement. Cela avec une dimension communautaire importante...

La ferme accueille tous les ans une cinquantaine de personnes détenues (sans distinction du type de peines ou d'infractions commises) qui y passeront les derniers mois de leur peine (ils peuvent y rester de 3 mois à 2 ans, la durée moyenne étant de 9 mois et sont libres de partir dès la levée d'écrou), encadrés par 6 salariés et une équipe de bénévoles. L'idée est de mettre en place une prise en charge individualisée qui replace la personne au cœur de son projet de vie et de l'accompagner vers la sortie. En ce sens, la confiance et la responsabilisation sont les deux maitres-mots du projet.

Cela contraste avec la prison, qui désocialise, infantilise, déresponsabilise. C'est terrible de constater que l'on désadapte les gens par la prison... et qu'il faut ensuite les réadapter ! Idéalement, bien entendu, il faudrait que ce genre de structure n'existe pas ! Mais en attendant de pouvoir réellement questionner la place de la prison dans le système pénal et dans notre société, il est nécessaire de développer ce genre de structures.

Comment l'idée est-elle reçue par les autorités pénitentiaires et politiques ?

Aujourd'hui, il y a une volonté forte de l'administration pénitentiaire comme du Ministère de la Justice français de développer les aménagements de peine et de dupliquer ce genre de structures. Mais il faut des moyens pour cela !

Y a-t-il dans votre film la volonté de faire passer un message politique sur la pertinence de la prison et son rôle ?

Nicolas Ferran et moi venons de l'Observatoire International des prisons (OIP) et sommes donc militants sur ces questions-là. Nous dénonçons les effets néfastes de la prison sur les détenus. Il y a donc évidemment ce parti-pris.

Mais le film dit plusieurs choses : il montre le parcours de vie très compliqué de ces gars et que la prison - qui n'a rien arrangé - n'a pas été en mesure d'apporter une réponse à la hauteur des enjeux. Que du contraire. En toile de fonds, le film est donc une critique de l'institution prison qui n'assure pas et ne peut structurellement pas remplir les missions qui lui sont confiées de prévention de la récidive et de réinsertion.

Le film promeut bien évidemment ce genre de structure mais il montre surtout comment un projet associatif porté par la société civile peut répondre, certes partiellement, à une problématique, sans se targuer de proposer une solution miracle. Il s'agit de dire : voilà un modèle qui existe et qui permet d'aider les détenus à reprendre pieds dans la vie quotidienne.

Le message le plus fort, je crois, c'est que la réinsertion et la lutte contre la récidive concernent tout le monde. Les prisonniers font partie de notre société. Nous devrions tous nous préoccuper de la manière dont l'Etat les prend en charge et de la manière dont ils reviennent dans la vie réelle. Nous devons tous nous y impliquer, aussi.

De la parole au geste : vous vous lancez vous-même dans un projet similaire.

Effectivement. Nous avions un projet collectif de mettre en place une plus petite structure, qui accueillera, selon le même modèle, 10 personnes en permanence, et ce avant la fin de l'année 2017. Les activités seront agricoles : du maraichage et de l'arboriculture.

Quelles difficultés rencontrez-vous ?

Ce n'est pas simple à mettre sur pieds : il faut convaincre l'Etat de soutenir financièrement le projet sur plusieurs années, discuter avec les magistrats et les services de l'administration pénitentiaire de chaque détails (les règles de la structure, le recrutement,...). Le projet a cependant été très bien reçu par la direction de l'administration pénitentiaire. Elle est consciente de son importance et de son intérêt pour les gens qui sont accueillis.

Une autre difficulté a été de trouver un lieu : un bâtiment, un terrain mais aussi un environnement favorable, un village qui accepte que 10 anciens détenus arrivent. Nous avons la chance d'avoir trouvé dans la localité de Lespinassière, dans l'Aude, des personnes ouvertes au projet.

Tout n'y sera pas simple tous les jours. Malgré cela, si Moyembrie est une utopie réalisée, partie d'une simple idée et d'une envie d'agir, ce nouveau projet démontrera qu'il est possible d'essaimer cette belle idée et que d'autres structures de ce type peuvent ouvrir partout en France et ailleurs !

INTERVIEW - A la ferme de Moyembrie, les détenus